jeudi, mars 17, 2005

Moderato piangere


Pascal Quignard, Vie secrète, extrait.

Les fleuves s'enfoncent perpétuellement dans la mer. Ma vie dans le silence. Tout âge est aspiré dans son passé comme la fumée dans le ciel.En juin 1993 M. et moi vivions à Atrani. Ce port minuscule est situé le long de la côe amalfitaine, sous Ravello. C'est à peine si l'on peut dire que c'est un port. A peine une anse.Il fallait monter cent cinquante-sept marches sur le flanc de la falaise. On entrait dans un ancien oratoire édifié par l'ordre de Malte et doté de deux terrasses en angle qui donnaient sur la mer. On ne voyait que la mer. On ne percevait partout que la mer blanche, mouvante, vivante, froide du printemps.Tout droit, en face, de l'autre coté du golfe, dans l'aube, parfois, de très rares fois, on apercevait la pointe de Paestum et les colonnes de ses temples qui cherchaient à s'élever, sur la ligne fictive de l'horizon, dans la brume et dans l'inconsistance.En 1993 M. était silencieuse.M. était plus romaine que les Romains (elle était née à Carthage). Elle était très belle. L'italien qu'elle parlait était magnifique. Mais M. allait avoir trente-trois ans et je me souviens qu'elle était devenue silencieuse.Il y a dans toute passion un point de rassasiement qui est effroyable.Quand on arrive à ce point, on sait soudain qu'impuissant à augmenter la fièvre de ce qu'on est en train de vivre, ou même incapable de la perpétuer, elle va mourir. On pleure à l'avance, brusquement, à part soi, dans un coin de rue, en hâte, pris par la crainte de se porter malheur à soi-même, mais aussi par prophylaxie, dans l'espoir de dérouter ou de retarder le destin.

Huile sur bois, 30 x 40